Vendredi 9 janvier :
Personne dans les rues, personne ou presque dans le métro, on se croirait un quinze août. Porte de Versailles au salon de la plongée, la sécurité est un poil tendue, contrôle des sacs et trois vérifications des billets. On est là mais qu'à moitié, on se pose et on cherche du réseau pour trouver les infos et savoir où en sont la prise d’otage et l’assaut. Ambiance.
Samedi 10 janvier :
J'ai une petite nièce toute neuve, elle est belle comme un coeur et elle n'a encore aucune idée de ce qui l'attend dans ce monde, la pauvre. Joie et amour et galette des rois. J'ai décidé d'oublier que j'ai peur de la foule, je veux aller marcher demain. Mes frères aussi, ce sera une marche fraternelle dans tous les sens du terme. Une première familiale, on ne peut pas dire qu'on soit toujours d'accord politiquement parlant mais ma foi demain ça n'a rien de politique malgré les tentatives éhontées de récupération de certains.
Dimanche 11 janvier :
10h30 : il ne pleut pas, c'est cool.
11h : check des stations de métro fermées, on décide qu'on part du 17e à 14h.
14h : imprimante, scotch et ficelle, voilà on est tous Charlie sur notre blouson. On arrive au métro Malesherbes, on laisse passer 3 trains avant de se dire que ça ne va pas le faire. Idée de génie de ma belle-soeur, nous prenons la ligne dans l'autre sens jusqu'à arriver presque au terminus, et reprenons le métro vers République tassés comme des sardines. Dans la rame, une femme cause avec son fils à côté de moi, elle parle de Wagram, je lui dis "laissez tomber Wagram dites-lui de faire demi-tour aussi" alors elle lui explique. On crève de chaud, un mec dit "Eh ben quel succès les soldes" et tout le monde se marre.
Presque 15h : on descend à Réaumur-Sébastopol, visiblement impossible de descendre plus loin. Sur le boulevard déjà du monde partout qui marche vers République, quelques crétins en bagnole coincés par une marée humaine, les gens rigolent et leur disent de venir avec nous. Des enfants, des poussettes, des jeunes, des vieux, des gens de toutes les couleurs.
Arrivés devant le Conservatoire des Arts et Métiers, c'est fini on n'avance plus et les gens sont partout, on doit être à 500 mètres de la place et on ne peut plus trop marcher. On piétine, ça sourit, de temps en temps une vague d'applaudissements secoue la foule.
16h: on continue à piétiner en avançant lentement, on décide que si on arrive au point de départ ce sera déjà pas mal. Un mec devant moi porte un panneau qui dit "je suis Charlie, je suis flic, je suis juif, musulman, chrétien, athée, je suis la République". Il y a toujours des enfants, des gens avec des crayons, des gens au balcon qui font des photos et qui applaudissent aussi. Un camion de pompiers se fraye un chemin, les gens applaudissent et un pompier fait coucou du camion.
16h30 : on quitte le flot pour la pause pipi, on est rue du Temple il reste 100 mètres. Comme je connais le quartier on coupe, il y a des gens partout qui marchent ou qui se causent, au coin de la rue Charlot quelqu'un a changé le panneau et maintenant ça dit "rue Charlie". Il y a une fille qui porte une pancarte avec un croquis des dessinateurs de Charlie qui chient sur Le Pen depuis le paradis, rigolade.
17h : boulevard du Temple, on remonte vers République car les accès au boulevard Voltaire sont fermés, on arrivera au coin de la place et on ne pourra pas aller plus loin. Des gens partout, des drapeaux, des pancartes, une foule calme et digne et souriante qui semble envoyer un gros doigt d'honneur aux fanatiques de tout bord et leur dire "Même pas peur". Franchement, on se caille les fesses mais ça fait chaud au coeur.
Les gens applaudissent les flics qui passent. Attendez, laissez-moi réécrire cette phrase pour bien que vous en preniez toute la mesure : les gens sont dans la rue avec des pancartes et quand la police passe, ils les APPLAUDISSENT. Et les flics sourient.
Finalement on renonce, nous ne mettrons pas un pied sur le parcours "officiel" mais c'est pas grave, on est là.
18h : grosse marche pour trouver une station de métro ouverte, on laisse passer 4 ou 5 rames avant de pouvoir monter. Vingt minutes plus tard je peux m'asseoir, soupir de soulagement à cause de mes pieds, la dame en face de moi sourit.

Lundi 12 janvier :
A la Poste. Un type et un guichetier s'engueulent, on entend quelques noms d'oiseaux, mon voisin de file d'attente se retourne et me fait un sourire mi-figue mi-raisin, comme pour dire "c'est plus trop la fraternité ce matin...". L'autre guichetier s'occupe d'un petit monsieur, il lui demande de se mettre sur le côté pour remplir son recommandé. Le monsieur se tourne vers la file et un peu gêné demande : "Quelqu'un peut m'aider je ne sais pas écrire ?". Et mon voisin de file répond : "Bien sûr" et il lui remplit son recommandé. Allez, tout n'est pas si pourri finalement.
Et une semaine plus tard…
J’ai écrit ce qui précède le 12 janvier, je ne l’ai pas posté, je me disais que c’était trop tôt, j’avais encore mal aux pieds du dimanche. Finalement avec le recul, j’ai tout de même vu l’un des plus beaux rassemblements de gens que j’ai vu jusqu’ici. Comme des milliers d’autres, j’ai fait fi de ceux qui défilaient en tête de cortège officiel, parce que pour une partie ils n’avaient sans doute rien à y faire.
Evidemment, de là à croire que cela va régler tout un tas de problèmes et que toutes ces bonnes intentions vont être mis en application, il y a un bond de géant que je me garde bien de franchir, car chaque jour depuis je lis des trucs dans les journaux qui me prouvent le contraire. Je ne vis pas dans le monde des Bisounours, même s'il y a des jours où j'aimerais bien.